Ubisoft s'engage à créer un lieu de travail plus accueillant, comme en témoigne la création de plusieurs groupes-ressources d'employés (GRE) au cours des deux dernières années. Ces groupes, dirigés par des employés à titre bénévole, offrent des programmes et un soutien destinés à enrichir la vie des employés d'Ubisoft. L'un de ces groupes est le GRE Neurodiversity (Neurodiversité). Un peu plus d'un an après le lancement du groupe, le GRE Neurodiversity d'Ubisoft compte désormais plus de 280 membres répartis dans 20 pays. Trois de ses codirecteurs mondiaux, Pierre Escaich (directeur du développement), Aris Bricker (concepteur de jeux associé) et Diep Tran Ngoc (directeur des opérations de jeux), ont accepté de discuter avec nous pour nous parler des débuts du GRE, des types de programmes proposés à ses membres et des conséquences positives du soutien aux employés neurodivers sur le lieu de travail.
Qu'est-ce que le GRE Neurodiversity et comment est-ce que tout a commencé ? Comment chacun de vous s'est-il engagé ?
Pierre Escaich : Je suis le fondateur du GRE et la neurodiversité me concerne personnellement. Je suis père de trois enfants, dont deux ont été diagnostiqués d'un TDAH et d'une dyslexie. En apprenant cela, j'ai réalisé que j'étais également neurodivergent. Je suis atteint de TDAH. Pour moi, ce groupe est donc à la fois personnel et professionnel. Il s'agit de ma vie et de l'avenir de mes enfants.
Au cours de mes 24 années chez Ubisoft, je suis passé par de nombreuses équipes et j'ai constaté qu'il existe de nombreux préjugés sur les employés neurodivergents. En réalité, ces derniers apportent souvent une contribution supérieure à la moyenne en termes de créativité, d'hyperfocalisation et d'innovation. Ces compétences correspondent très bien à ce dont nous avons besoin pour développer des jeux vidéo. Pour moi, le lien était évident et j'ai voulu l'exploiter. De plus, découvrir sa neurodivergence est un parcours différent pour chacun. Le principe de base de la neurodiversité est que le cerveau de chaque être humain est aussi unique que son empreinte digitale. Mais on se sent seul, parce que les neurodivergences sont invisibles. Alors, on apprend à se cacher et à se dissimuler pour ne pas être exclus de la société et au travail. Je me suis dit qu'il était donc important de créer un espace sûr pour permettre aux employés concernés de venir partager leur expérience et discuter sans crainte. Le département D&I a été créé à peu près en même temps. J'ai lancé le groupe le 14 février 2021.
Aris Bricker : J'ai rejoint le GRE il y a environ un an, dès qu'il a été annoncé, et j'en suis maintenant l'un des codirecteurs mondiaux. Avant de m'engager dans le GRE, je faisais déjà partie de mouvements pour la neurodiversité, notamment dans le domaine de la création de contenu, en m'impliquant sur TikTok et Twitter. Lorsque l'article interne de Pierre sur le GRE a été publié, je venais tout juste de recevoir un diagnostic et j'explorais ce que cela signifiait pour moi avec d'autres créateurs de contenu, mais aussi à travers mon propre contenu. J'ai toujours participé aux initiatives D&I dans tous mes lieux de travail, alors j'ai tout de suite adhéré à ce projet.
Au départ, j'ai surtout voulu m'assurer que le retour au bureau serait adapté aux besoins des personnes neurodivergentes. C'était en juillet 2020, avant de savoir que nous resterions à la maison pour un certain temps encore. J'ai participé à l'organisation de la semaine de sensibilisation à la neurodiversité chez Ubisoft. J'ai animé une table ronde sur le TDAH avec un certain nombre de créateurs de contenu et cela s'est très bien passé.
Diep Tran Ngoc : J'ai rejoint le GRE beaucoup plus tard dans l'année. J'avais une connaissance en dehors d'Ubisoft qui connaissait Pierre et qui m'a parlé de ce qu'il faisait avec ce groupe. Maintenant, je suis le codirecteur mondial du GRE, spécifiquement pour le groupe des personnes surdouées. J'ai été diagnostiqué en 2015, donc cela fait quelques années maintenant. J'ai animé de nombreux groupes et discussions pour MENSA (la société mondiale à QI élevé) en France, couvrant des sujets comme le développement durable, les relations amoureuses, les jeux grandeur nature et l'éducation sexuelle (y compris les sujets d'inclusivité). Après quelques années, j'ai déménagé au Vietnam, je suis entré chez Ubisoft, puis j'ai rejoint le GRE. Petit à petit, j'ai mis en place des groupes de parole et de discussions au sein du GRE, car je crois que nous pouvons nous soutenir mutuellement et partager les expériences ainsi que les difficultés de notre vie professionnelle. Maintenant, je vois que d'autres membres se joignent à nous pour aider l'organisation, ce qui est formidable. Les choses avancent.
Quels sont les objectifs du GRE ?
PE : Nous voulons faire prendre conscience des atouts que peuvent être les employés neurodivergents pour les entreprises. Les employés neurodivergents apportent des points de vue différents et des façons différentes d'expérimenter sur le lieu de travail, comme le font par exemple les caméras dans les jeux vidéo que nous développons. Dans certains jeux, la caméra est fixe, vous ne pouvez pas la déplacer et, par conséquent, vous ne pouvez voir la scène que sous un seul angle. Intégrer la neurodiversité signifie donner le contrôle de la caméra aux joueurs et joueuses, pour voir la même scène sous plusieurs angles. Et c'est ce que nous voulons défendre : la liberté d'expérimenter, de déplacer la caméra tout autour de la scène. Il est parfois surprenant de constater qu'un même défi professionnel peut être perçu différemment par les personnes qui ne pensent pas d'une manière neurotypique.
AB : L'un de nos objectifs est d'être une ressource pour tous les studios et bureaux d'Ubisoft. En ce moment, nous travaillons plus particulièrement avec le studio de Paris, qui nous demande comment créer un environnement plus adapté aux personnes neurodivergentes. Dans le cadre du développement de nos ressources, l'un de nos objectifs est de créer un guide concis pour contribuer à améliorer le lieu de travail des employés neurodivergents. Il s'agira d'un document très accessible pour celles et ceux qui souhaitent en savoir plus sur la neurodivergence. Nous nous efforçons de fournir des informations facilement compréhensibles. La route est longue, mais c'est la première étape des mouvements de D&I. Les GRE ne consistent pas seulement à intégrer des personnes d'origines ethniques et de genres différents. Il s'agit d'une autre façon d'être inclusif et nous proposons quelques moyens très pratiques d'y parvenir. Nous voulons sensibiliser. Nous ne cherchons pas le conflit, mais plutôt la collaboration.
DTN : Nous voulons être des ambassadeurs de l'empathie, de la collaboration et de l'ouverture d'esprit afin de tirer parti des différences de chacun. Il s'agit de faire en sorte que chacun se sente en sécurité et de donner à tous l'occasion de partager leurs propres problèmes, leurs expériences et leur histoire afin d'instaurer un climat de confiance. Nous voulons également promouvoir des méthodes de communication saines, qui sont déterminantes lorsqu'elles sont bien appliquées, en veillant à écouter et à reformuler si nécessaire. Nous avons également un site Web interne qui regorge de ressources pour guider les employés d'Ubisoft.
Quels programmes proposez-vous aux membres ? Comment vous assurez-vous que vos programmes sont inclusifs et adaptés au cerveau de chacun ?
PE : Notre GRE est encore très récent. Nous n'avons qu'un an d'existence, nous cherchons donc à apporter plus de structure et d'organisation. Pour le moment, nous disposons d'un centre de communication et de plusieurs sous-canaux qui nous permettent de nous organiser et mettre en place des actions. Comme Diep l'a mentionné, nous avons créé trois groupes d'entraide pour les personnes atteintes de TDAH, les personnes surdouées et les personnes autistes chez Ubisoft. C'est génial ! Les gens s'inscrivent, puis ils discutent, posent des questions, cherchent le soutien de leurs collègues. Et cela vient instinctivement. Que vous soyez aux États-Unis, en Europe ou en Asie, les gens se rassemblent pour se soutenir mutuellement.
Pour l'année prochaine, nous prévoyons une semaine de célébration de la sensibilisation en octobre, au cours de laquelle nous inviterons des intervenants extérieurs à présenter des sujets liés à la neurodiversité, comme nous l'avons fait l'année dernière avec Judy Singer, la sociologue australienne qui a créé le terme de neurodiversité. Nous avons également décidé d'organiser un mois communautaire en avril pour nos 260 membres, au cours duquel nous nous rassemblerons lors de réunions en direct et discuterons sur nos canaux en ligne. Le thème principal de ce mois sera l'inclusion de la neurodiversité au travail chez Ubisoft. Nous avons également un autre projet en tête sur lequel Aris a commencé à travailler.
AB : Nous avons également des sections locales qui se réunissent régulièrement. Elles travaillent sur des projets à l'échelle locale spécifiques à leurs studios ou bureaux d'affaires, et peuvent ensuite communiquer avec d'autres sites pour voir ce qu'ils ont fait et s'entraider. Actuellement, je dirige l'initiative au sein de notre GRE visant à explorer le lien entre la neurodiversité et les jeux. Il s'agit à la fois de concevoir des jeux plus accessibles pour les joueurs et joueuses neurodivergent.e.s et de créer des personnages ainsi que des expériences auxquels ils ou elles peuvent s'identifier. Ces efforts en matière d'accessibilité et de diversité visent à rendre les jeux plus accessibles et à garantir la représentation. Nous voulons repousser les limites. Il ne s'agit pas seulement de mettre un personnage atteint de TDAH ou de TOC dans un jeu, mais de travailler sur ce que signifie être neurodivergent.
DTN : Ce type de programme peut également être bénéfique pour le recrutement et la fidélisation. Les personnes qui souhaitent rejoindre Ubisoft savent qu'elles seront entendues. Ce que nous faisons permet d'améliorer la vie quotidienne de nos membres. Ils peuvent partager les difficultés qu'ils rencontrent avec notre groupe d'entraide et nous pouvons trouver ensemble des moyens d'y faire face. Les employés se sentent ainsi soutenus pour face à leurs problèmes. Cela nous a été bénéfique, ainsi qu'à nos membres, car ils ont noué des liens, soit avec les membres de façon individuelle, soit avec le groupe dans son ensemble.
À quelles idées reçues ou stéréotypes êtes-vous confrontés lorsque vous abordez le sujet de la neurodiversité ? Que faites-vous pour permettre aux personnes concernées de dépasser ces préjugés, tant au niveau organisationnel que personnel ?
PE : On pense souvent, à tort, qu'une personne neurodivergente, atteinte de dyslexie, par exemple, ne fait pas assez d'efforts pour rédiger des mails et des présentations sans fautes d'orthographe. Cependant, la réalité est tout autre. Une personne dyslexique fait beaucoup d'efforts supplémentaires pour lire et écrire. Il est donc contreproductif d'affirmer le contraire. À la place, les managers devraient dire "Je vois que ce n'est pas facile pour vous. Voulez-vous en parler ?" Il y a toujours une raison et il est important de préciser que les neurodivergences ne sont pas une excuse, mais une explication. Il est important de prêter attention à l'individu, d'identifier clairement ses compétences et ses talents, puis de lui demander de quel environnement de travail il ou elle a besoin. On peut alors s'adapter. En offrant le bon environnement de travail à chacun, vous obtiendrez des résultats impressionnants.
DTN : Les personnes surdouées sont souvent perçues comme étant impatientes, ou allant trop vite et ne s'adaptant pas aux personnes qui les entourent. Par exemple, lorsque nous anticipons des problèmes, les autres considèrent que nous sommes pessimistes, ce qui n'est pas le cas. C'est principalement parce que nous anticipons les éventuels problèmes autant que les conséquences positives. Mais, lorsque vous évoquez une difficulté qui ne s'est pas encore produite, l'équipe peut se mettre en colère et avoir l'impression que vous bloquez le projet ou l'innovation. Mais en réalité, c'est une façon de dire : "Voici les problèmes que j'anticipe, discutons de la façon dont nous pouvons les éviter." Parfois, il y a des problèmes de communication. Il arrive que notre esprit fonctionne à toute vitesse et que les mots ne suivent pas. Il peut alors être difficile de comprendre ce que nous disons. Nous devons alors nous concentrer et reformuler. Selon un autre préjugé, être surdoué signifie que l'on croit être beaucoup plus intelligent que les autres, ce qui n'est absolument pas le cas ! Prendre conscience de ce que signifie vraiment être surdoué permet de dépasser ce stéréotype.
AB : Je pense qu'il est important de signaler que ces diverses caractéristiques apparaissent dans les évaluations de performance. J'ai fait l'expérience de différents symptômes visibles résultant de ma neurodivergence. Ces derniers apparaissent dans les évaluations de performances sous la forme de "Vous faites parfois ceci en réunion" ou "Vous êtes trop silencieux, vous ne répondez pas à nos questions", ce genre de choses. Chez Ubisoft, on considère cela comme un moyen de s'améliorer (ce qui n'est pas nécessairement négatif), mais cela n'a pas toujours été le cas. J'ai eu la chance qu'on me présente cela comme d'un axe d'amélioration. Je peux alors répondre que je vais y travailler et essayer de m'améliorer. Mais il y a des raisons médicales, chimiques, neurochimiques qui font qu'à un moment donné, je ne serai plus capable de surmonter ces défis par moi-même. Et je préférerais que nous adaptions ces réunions et ces situations pour que je puisse travailler au mieux.
Le changement est possible si les gens prennent la parole. Plus les gens se font entendre, plus le changement est facile. Et tout le monde sait maintenant que je ne mâcherai pas mes mots sur ce genre de choses. Ainsi, je peux aborder le sujet et expliquer ouvertement à mes collègues qu'un certain comportement pourrait être lié à une neurodivergence. La neurodivergence est invisible. On ne peut pas la voir physiquement. Il faut donc créer une confiance, nouer un lien.
Comment Ubisoft soutient-il votre GRE ?
PE : Sans la création du département D&I, ce groupe n'existerait pas, c'est aussi simple que cela. Lorsque nous avons lancé le projet, c'était génial de voir autant de soutien de la part d'autant de personnes. Je ne me souviens pas que quelqu'un nous ait fermé la porte ou ait refusé de répondre à une question ou à un mail. Chez Ubisoft, la mentalité générale est d'accueillir tout le monde sans poser de questions, ce qui se traduit par un soutien sans faille. Maintenant que le département D&I prend forme, nous sommes impatients de voir ce soutien continuer à se développer et nous avons hâte de continuer à développer le GRE à long terme. La question de la neurodiversité est assez récente. Le terme est apparu à la fin des années 1990, mais pour nous ce n'est pas une tendance, c'est notre vie. Le défi est de créer une structure durable pour notre communauté. Si nous y parvenons, nous contribuerons à faire d'Ubisoft un lieu de travail encore plus inclusif.
AB : L'accueil que m'a réservé Ubisoft a été très positif. L'une des actions que nous avons lancées l'an dernier a été de travailler avec les RH pour élaborer un sondage à envoyer aux employés concernant leur retour au bureau, mais aussi ce qu'Ubisoft pourrait mettre en place pour que la vie au bureau soit la meilleure possible, qu'il s'agisse d'éléments matériels ou de politiques. Ce fut un bel effort de collaboration. Le bureau D&I, en particulier, a travaillé dur avec nous. Si nous soulevons un problème sur lequel nous souhaitons travailler, l'équipe D&I est très réactive et toujours prête à nous accompagner. Même à titre personnel, chaque fois que j'ai voulu discuter, j'ai été accueilli avec beaucoup de respect et de sympathie.
Quels conseils donneriez-vous à quelqu'un d'une autre entreprise qui cherche à mettre en place un GRE pour les personnes neurodivergentes ?
PE : N'ayez pas peur. Développez votre réseau, car vous aurez besoin de soutien. Ne commencez pas seul. Il me paraît également très important de prendre le temps de réfléchir au lien entre le groupe que vous êtes sur le point de créer et l'entreprise pour laquelle vous travaillez. Vous allez utiliser ces informations dans des présentations et des argumentaires. Il est impératif de montrer comment le GRE soutient sa communauté et les avantages que cela apporte à l'entreprise.
AB : Les employés neurodivers ont l'avantage de faire les choses différemment, ce qui apporte une grande diversité de points de vue et d'autres façons de travailler. Si quelqu'un essaie de créer un GRE en faveur de la neurodiversité, vous devez lui laisser la possibilité de fonctionner différemment au niveau de l'entreprise. Il se peut que les membres ne se réunissent pas ou ne communiquent pas d'une manière considérée comme "traditionnelle", mais le fait d'autoriser l'anticonformisme leur permet de s'exprimer pleinement, de travailler au mieux et d'être les plus heureux possibles.
DTN : Selon moi, ce qui fonctionne le mieux, c'est de partager vos propres faiblesses, vos propres problèmes, votre propre histoire et vos propres expériences. C'est ainsi que vous obtiendrez le plus de résultats et de participation, même dans les groupes d'entraide. Pour les réunions du groupe de collègues surdoués, je n'ai pas besoin de parler de moi-même. Je donne simplement un thème, puis la communauté discute et échange. Parfois, même une heure ne suffit pas. L'empathie et la collaboration sont essentielles pour montrer que vous êtes aussi un être humain, avec vos défauts et vos qualités.
Pour en savoir plus sur Ubisoft et le travail de ses GRE, consultez cette interview avec Temi Lane, codirectrice de B.E.A.U. (Black Employees At Ubisoft), et Hannah Wolf, cofondatrice du GRE Women and Non-Binary.