Immortals Fenyx Rising plonge les joueurs dans un monde inspiré des légendes, des héros et des dieux de la Grèce antique. En contrôlant Fenyx, le héros principal, les joueurs doivent sauver le monde du chaos engendré par le maléfique monstre Typhon et contrecarrer son plan de renverser les dieux.
Un certain nombre de mythes grecs ont servi d’inspiration à la création du décor, du récit et des personnages. Pour en savoir davantage sur ce processus d’écriture d’une histoire ancienne adaptée aux temps modernes, nous avons parlé au directeur narratif et scénariste en chef Jeffrey Yohalem.
Parlez-nous un peu de votre parcours. Comment êtes-vous devenu le scénariste en chef d’Immortals Fenyx Rising?
Jeffrey Yohalem: J’ai fait mes premiers pas chez Ubisoft en 2006, sur la série Rainbow Six. Puis j’ai été concepteur sur Assassin’s Creed 2. J’ai commencé à faire des modifications au script et le directeur de la création les a tellement aimées que je suis devenu membre de l’équipe principale. J’ai donc rédigé une partie du jeu et dirigé la création des casse-tête de glyphes. Je suis ensuite devenu scénariste sur Assassin’s Creed Brotherhood. Par la suite, j’ai rédigé Far Cry 3, et cocréé et écrit Child of Light. Ce dernier était une sorte de conte de fées sinistre et pictural se déroulant dans les sombres forêts d’Europe. Puis j’ai rédigé Assassin’s Creed Syndicate avant de me plonger dans la direction narrative de Tomb Raider, scénarisant également différents jeux à l’extérieur d’Ubisoft. Mais je suis revenu pour travailler sur Immortals Fenyx Rising.
Vous avez travaillé sur Child of Light et sur Immortals Fenyx Rising. Est-ce que les mythes et les contes de fées font souvent partie de votre travail?
JY: En tant qu’humains, nous créons des mondes imaginaires qui aident à lutter contre le stress et la pression de nos vies quotidiennes. Ces mondes ne sont pas créés par une seule personne. Ce sont des espaces que nous créons et habitons collectivement : les contes de fées et la mythologie. J’ai parlé des sombres forêts d’Europe. Nos quartiers et nos vies sont tellement structurés et prévisibles que notre cerveau a besoin de s’évader dans les bois afin de nous secouer et de comprendre qui nous sommes vraiment.
Comment avez-vous choisi les mythes que vous souhaitiez adapter dans Immortals Fenyx Rising?
JY: Je tentais de faire la lumière sur les imperfections des dieux, leurs défauts et leur côté humain. J’ai donc recherché des récits qui allaient en ce sens. J’ai aussi dirigé mes recherches sur ce qui rendait les dieux si complets, équilibrés et intéressants. Ainsi, l’histoire de Zeus et de ses enfants, une famille dysfonctionnelle, est devenue la pièce maîtresse. Ils ont tous des traits de caractère très différents, comme si chaque dieu représente une facette de personnalité. Il était donc très facile de les différencier. L’essentiel était de distiller l’essence imparfaite de chacun des dieux et de la transférer dans des récits qui les mettent en lumière.
Par exemple, nous regardons ce qui a forgé le personnage d’Aphrodite et tous les moments clés des différents récits où elle est impliquée qui soulignent ces traits. Avec Aphrodite, c’est la vanité, la passion et aussi l’amour. Adonis est pour elle un mythe central parce qu’il est celui de qui elle est amoureuse, et celui qu’on lui a enlevé. Arès fait partie du jeu. Il existe une version de l’histoire où Arès s’est déguisé en sanglier et a tué Adonis parce qu’il était jaloux de sa relation amoureuse avec Aphrodite. Comme ce jeu se veut plutôt comique, il met en scène une sorte de téléréalité des dieux. Chaque dieu ajouté contribue au côté théâtral et tous se fâchent les uns contre les autres. Il y a aussi plein de secrets. C’était parfait, et je me suis assuré que le récit d’Adonis soit au premier plan. Ensuite, Arès révèle qu’il a tué Adonis et nous voyons la réaction d’Aphrodite : d’abord horrifiée, mais Arès arrive à la convaincre qu’il a fait ça par amour pour elle, et elle est tellement imbue d’elle-même qu’elle finit par y voir quelque chose de flatteur et d’attirant, d’une façon malsaine.
Vous dites que les mythes de la Grèce antique ont des similarités avec la téléréalité. Selon vous, pourquoi ces mythes sont-ils si intemporels et capables de rejoindre un public moderne?
JY: Je pense que c’est parce que chaque être humain sait un peu à quoi ressemblerait une société idéale : comment nous devrions coopérer, comment tout devrait être basé sur le mérite et être équitable. Mais comme rien de tout ça ne correspond vraiment à la réalité, nous avons cette terrible anxiété par rapport à cette contradiction. Pourquoi la vie est-elle comme ça? Pourquoi est-ce que rien ne se déroule pour le mieux la plupart du temps? Je pense que la mythologie grecque traite énormément de cet aspect de la vie, du fait que même les dieux sont pleins de défauts, car ça explique pourquoi rien ne fonctionne de façon juste et logique. Et cette leçon traverse les époques.
Beaucoup de gens considèrent que les contes de fées et les histoires en général sont conçus pour enseigner la moralité. Selon vous, pourquoi les Grecs voyaient-ils leurs dieux comme des êtres si imparfaits?
JY: Parce que la vie est imparfaite. Les Grecs anciens avaient une perspective beaucoup plus rationnelle et considéraient que la vie reposait par-dessus tout sur l’équilibre; ils ne s’accrochaient pas à la recherche de la perfection. Tant que vous faites l’équilibre entre vos gestes égoïstes et vos gestes altruistes, tout va bien. Le problème, c’est que lorsque vous penchez trop dans une direction, vous vous privez en quelque sorte de votre humanité en vous prenant pour un saint, et c’est à ce moment que vous oubliez ce que signifie être humain.
A-t-il été difficile d’adapter ces mythes pour un public moderne?
JY: J’ai trouvé que c’était une excellente occasion car le monde est obnubilé par des choses comme la téléréalité. J’avais l’impression d’être devant un grand espace inexploré, car la mythologie grecque a souvent été traitée comme un domaine très sombre et sérieux. Beaucoup de médias modernes centrés sur les mythes grecs mettent beaucoup l’accent sur les défauts des dieux selon un angle très négatif, et je trouvais qu’il y avait là l’occasion d’y aller d’une approche beaucoup plus légère.
Quelles sources avez-vous utilisées pour vos recherches autour des histoires utilisées dans le jeu?
JY: Mythology, d’Edith Hamilton, est une ressource extraordinaire. Il y a aussi theoi.com, qui est un référentiel de sources primaires qui fournit des résumés des histoires, mais qui offre surtout une énorme collection de documents de première main traduits directement et qui permet de vérifier d’où exactement proviennent les résumés et les informations. J’ai aussi beaucoup étudié l’histoire à l’école, donc je savais où faire mes recherches. Nous avions une historienne de la Grèce dans l’équipe, et je lui posais des questions comme « Sur quelle île pourrions-nous faire ceci? », et elle m’envoyait cinq îles potentielles qu’elle avait trouvées, puis je les examinais et j’essayais de déterminer quelles histoires fonctionneraient le mieux ou seraient les plus compatibles avec les différents lieux.
Certains des mythes peuvent être plutôt osés; avez-vous pris certaines mesures pour les rendre plus appropriés pour votre public?
JY: Le jeu était classé Adolescents, donc pas tant que ça, mais l'histoire de la naissance d'Aphrodite est un bon exemple. Ce qui est drôle, c'est qu'il n'en est pas question, donc quiconque souhaite connaître toute l'histoire peut faire des recherches afin de connaître le récit réel. Puisqu'il s'agissait d'une comédie, toutes les histoires dépassées et étranges ont été incluses dans le jeu pour qu'on puisse en rire, ou les regarder d'un œil plus moderne.
Croyez-vous qu'il y ait des choses que les gens puissent apprendre des mythes et récits d'une culture pouvant ne pas ressortir dans des références historiques plus traditionnelles?
JY: Bien sûr, c'est là que la psyché d'un peuple prend vraiment vie. Mais, il ne s'agit pas uniquement de mythologie, mais aussi de théâtre. Le cycle des pièces d'Œdipe ne parle pas des dieux. Il raconte l'histoire d'un roi et ce qu'il fait à ses filles et ce que ses décisions ont comme conséquences. Lorsque que vous regardez l'art d'une culture, vous voyez tout droit dans leur âme et comprenez ce qu'ils pensent de la vie, quelles sont leurs valeurs, leurs motivations. Par exemple, si nous disparaissions et que vous trouviez un billet de banque, il n'aurait aucun sens intrinsèquement. Ce n'est qu'un bout de papier. Il n'y a aucun moyen de savoir ce que ces billets signifient pour notre culture à moins que vous ne parveniez à creuser dans notre délire collectif pour comprendre que pour nous l'argent a de la valeur. La raison pour laquelle certaines choses ont de la valeur dans notre culture, c'est parce que nous leur donnons nous-mêmes de la valeur collectivement. Même si vous pouvez amasser un tas d'objets, les regardez et tentez de les comprendre, c'est vraiment l'art qui illustre ce qui a de la valeur.
Avez-vous des mythes grecs préférés?
JY: J'aime vraiment l'histoire d'Écho et Narcisse, pas simplement parce qu'elle est très tragique, mais aussi parce qu'elle est teintée d'humour. L'idée que cet homme puisse être maudit d'être aussi obsédé par sa propre personne qu'il se regarde jusqu'à ce qu'il meurt... Puis, il y a cette nymphe, Écho, qui est amoureuse de lui, qui attend et qui est totalement ignorée jusqu'au jour où elle disparait, et qu'il ne reste que sa voix qui répète les derniers mots qui lui sont adressés. Je trouve que ça ressemble à de la romance moderne. Cette idée que les deux personnes sont tellement obnubilées par ce qu'elles veulent au lieu de créer des liens entre eux.
Y a-t-il des personnages dans le jeu auxquels vous vous identifiez personnellement?
JY: Je crois que je peux m'identifier légèrement à Hermès; je crois que j'aime rire de ce qui se passe dans une situation difficile. Hermès est dans l'histoire, mais il est aussi à l'extérieur de l'histoire et se moque sans cesse de celle-ci. Il ne s'inquiète jamais vraiment de ce qui pourrait se passer; il est là, mais il n'est pas investi. Je me sens toujours comme si j'étais à la fois dans la culture et en dehors de la culture. Il m'interpelle tout simplement parce que, en tant que scénariste, vous êtes censé faire des observations. C'est comme si vous étiez dans une équipe de soccer, et que vous étiez celui qui se fait virer de l'équipe parce que vous n'êtes pas compatible. Mais, vous souhaitez vraiment y arriver, vous souhaitez avoir ce sentiment de vous donner et de faire partie de ce groupe. Mais, vous êtes trop sceptique et vous pensez trop, alors vous vous faites expluser, et je crois qu'Hermès chevauche ces perspectives.
Si nous devons tirer une leçon des histoires du jeu, quelle serait-elle?
JY: Essayer d'atteindre la perfection est impossible et se mettre ce genre de pression sur les épaules vous empêche d'être une personne complète; nos défauts font de nous ce que nous sommes. Nos défauts sont nos super-pouvoirs.