Pendant son enfance à Beijing, les jeux vidéo représentaient un luxe pour Simei Yin. Entre 2000 et 2015, les autorités chinoises ont interdit toutes les consoles de jeu. Outre le piratage, Yin et sa sœur n'avaient pas beaucoup d'options lorsqu'il s'agissait de décider à quoi jouer. Malgré la pauvreté du choix de titres installés sur l'ordinateur de ses parents, elle gravitait vers les jeux chaque fois que l'occasion se présentait.
Yin partit étudier le génie informatique à l'Université de technologie de Compiègne et, après avoir conçu un jeu sous Unity dans le cadre d'un cours, réalisa qu'elle pouvait faire de sa passion une profession. Alors qu'elle était encore aux études, Yin entama un stage chez Ubisoft Bordeaux peu après l'ouverture du studio. Aujourd'hui, près de deux ans plus tard, elle travaille comme programmeuse de jeu sur Ghost Recon Breakpoint.
Comment s'est déroulée votre intégration chez Ubisoft Bordeaux, si tôt après son ouverture?
Simei Yin: Il y a environ deux ans, j'ai participé à l'événement de recrutement chez Ubisoft Bordeaux. C'est un événement spécial ici, où tous les candidats aux postes de programmation qui ont réussi les examens techniques en ligne sont invités au studio pour assister à des présentations et réseauter avec les développeurs d'Ubisoft. Ils sont ensuite répartis en groupes de trois, et ont quatre heures pour déboguer et améliorer un jeu en 2D.
Tout s'est très bien déroulé pour moi. Une fois nos résultats évalués par les juges, on m'a dit que j'avais obtenu les meilleures notes aux examens en ligne, et on a félicité notre groupe pour son efficacité lors du test sur place. Peu après, Ubisoft m'a offert un stage de six mois, en tant qu'une des toutes premières employées du studio. Je travaille sur Ghost Recon Breakpoint depuis le début du projet, et je trouve que j'ai une chance énorme de pouvoir participer à un jeu AAA aussi tôt dans ma carrière.
Quel est le rôle d'un programmeur de jeu?
SY : La plupart du temps, on est assis devant un ordinateur à coder toute la journée [rires]. Mais en réalité, les programmeurs de jeu développent la logique reliée à la mécanique du jeu. Nous implémentons toutes sortes de fonctionnalités, par exemple les comportements d'un ennemi dans différentes conditions, la manière dont une requête de jeu réussit ou échoue, le fonctionnement de la collecte et de la fabrication d'objets et d'équipement, etc.
Il y a beaucoup d'équipes de programmeurs de jeu différentes qui travaillent sur divers éléments de la mécanique. Il y a une équipe chargée de l'IA, une pour les drones, une pour les quêtes, une pour le PvE, une pour les combats de boss, etc. Je fais partie de l'équipe des camps, qui est responsable de la manière dont les PNJ et les ennemis apparaissent, de leur répartition sur la carte et de leurs comportements quotidiens.
Enfant, quelle était votre relation avec les jeux vidéo?
SY : Les premiers jeux auxquels j'ai joué étaient des jeux éducatifs chinois sur Windows 98 que mes parents ont achetés pour ma sœur et moi quand nous avions à peu près sept ans. Je me souviens encore d'un jeu où on devait contrôler un petit dinosaure vert pour résoudre des problèmes d'anglais et de mathématiques afin de secourir ses amis à répétition. Ça ne ressemblait en rien à ce que nous avons sur console aujourd'hui, mais on a eu beaucoup de plaisir à y jouer.
Entre 2000 et 2015, les consoles de jeu vidéo ont été interdites en Chine, et en conséquence, très peu de jeux étrangers atteignaient le marché chinois. À l'époque, je jouais surtout à des jeux crackés et traduits sur PC. Ma sœur et moi passions presque toutes les vacances à jouer à des titres comme Les Sims, Diablo 3, Pokémon, Kirby et Fire Emblem. D'une certaine manière, les jeux auxquels j'ai joué avec ma sœur ont toujours été de précieux souvenirs pour moi pendant toute mon enfance.
Selon vous, comment l'interdiction des consoles en Chine a-t-elle affecté votre relation avec les jeux vidéo?
SY : J'éprouve des émotions très paradoxales concernant l'interdiction, étant donné qu'elle a énormément affecté le développement de l'industrie chinoise des jeux vidéo. Non seulement elle a favorisé une perception négative des jeux vidéo dans tout le pays, elle a aussi fortement encouragé la culture du crackage et du piratage, en raison de l'accès très limité à des jeux de qualité qui ne sont pas officiellement disponibles en Chine.
Quand j'étais petite, les jeux crackés étaient pour moi le seul moyen d'avoir un contact avec l'Occident et les jeux japonais; j'y ai tout de même pris beaucoup de plaisir et ça m'a permis de mieux apprécier les jeux de qualité. Mais je crois que ça a vraiment causé du tort à l'industrie [chinoise] à long terme.
L'interdiction a heureusement été levée il y a plusieurs années, et le marché semble prêt. De plus en plus d'entreprises de jeux vidéo chinoises ont commencé à faire des efforts pour développer des titres AA et même AAA, ce qui était impensable à l'époque. Je suis aujourd'hui très optimiste à propos de tout ça; la Chine représente probablement l'un des plus grands marchés pour le jeu vidéo, et je crois que la situation s'améliorera bientôt.
Quand avez-vous réalisé que vous vouliez travailler dans le milieu des jeux vidéo?
SY : C'était il y a environ quatre ans, alors que je cherchais un stage pendant mes études. Ce semestre-là, j'ai suivi un cours sur les médias interactifs. Nous avions un projet à faire, et mon coéquipier et moi avions décidé d'utiliser Unity pour créer un jeu narratif interactif en 3D, ce qui s'est révélé très amusant. Nous avons beaucoup débattu sur les éléments que nous voulions intégrer au jeu avec le peu de ressources gratuites trouvées sur Internet, et avons passé énormément de temps à implémenter les fonctionnalités que nous avions conçues. À l'époque, nous étions vraiment fiers de ce que nous avions finalement réussi à développer, même si en regardant le jeu aujourd'hui, je vois que c'était assez maladroit et qu'il contenait beaucoup de bogues non corrigés [rires]. C'était une superbe expérience de pouvoir donner vie à mon imagination dans un jeu.
Après ça, j'ai décidé d'essayer de trouver un stage dans une boîte de jeux vidéo, pour voir si c'était ce que je voulais faire pour le reste de ma vie. Et finalement, la réponse était oui.
Qu'est-ce qui vous a amenée à quitter Beijing pour la France?
SY : Je venais de finir le secondaire, et j'étais très impatiente de devenir une « personne indépendante » et de m'éloigner de mes parents. J'avais une bonne relation avec mes parents à ce moment-là, mais je crois que c'était simplement un âge où je voulais découvrir le monde.
Pendant cette période, une école d'ingénieurs française recrutait des étudiants de mon école. J'ai fait une demande d'admission et on m'a acceptée. J'étais aux anges, et prête à embrasser l'aventure qui m'attendait.
Avez-vous ressenti un choc culturel à votre arrivée? Comment vous débrouilliez-vous en français?
SY : Ça fait presque sept ans que je suis en France, et il y a deux choses qui m'ont choquée. La première est la différence d'attitude face au travail entre la France et la Chine. En général, les Français sont beaucoup plus détendus. En Chine, on insiste énormément sur l'importance de travailler dur et de réussir. Étudier et travailler en France m'a aidée à adopter une attitude plus décontractée face à la vie. Je dois admettre que je suis beaucoup plus heureuse quand je me mets moins de pression sur les épaules.
La deuxième chose qui m'a surprise, c'est les différences culturelles amusantes. La France est bien loin de Beijing et beaucoup de gens ne connaissent pas le pays, alors ils peuvent avoir des idées préconçues sur les Chinois. Je peux tout à fait comprendre d'où viennent ces perceptions erronées, et l'essentiel est que lorsque j'essaie de leur expliquer ce qui s'y passe vraiment, ils sont en général très ouverts d'esprit et ajustent rapidement leur point de vue.
Le français était une langue qui m'était complètement étrangère au début; maintenant, je peux très bien travailler et communiquer uniquement en français avec mes collègues. En fait, le chinois m'a été utile ici, parce que dans mes temps libres, je contribue à créer des sous-titres chinois de films et de séries télé françaises sous licence pour des organisations chinoises.
Vous êtes une Chinoise en France, mais aussi une femme qui travaille dans le développement de jeux. Qu'est-ce que ça vous fait d'être une minorité à deux égards?
SY : Pour être honnête, je ne me sens ni plus ni moins privilégiée que d'autres en tant que minorité. C'est vrai que les gens sont parfois plus curieux parce que mon apparence ou mon accent sont différents, mais en règle générale, je ne pense pas qu'ils m'apprécient plus ou moins à cause de ma nationalité ou de mon sexe. Je crois que ce qui compte le plus, c'est la personnalité et la compétence professionnelle. Par-dessus tout, je trouve qu'il est important de communiquer le plus possible, parce que mieux se connaître les uns les autres aide à diminuer les malentendus.
Maintenant que vous avez acquis une certaine expérience en tant que programmeuse, trouvez-vous que vous aviez certaines fausses idées sur le fonctionnement du développement de jeux?
SY : Je ne crois pas m'être vraiment fait de fausses idées sur le développement de jeux en tant que programmeuse, parce que d'un point de vue technique, on apprend de nouvelles choses tous les jours. Par contre, avant de rejoindre Ubisoft, je n'aurais jamais pu imaginer comment on faisait fonctionner un projet de cette ampleur. Aujourd'hui, je vois à quel point le système de développement d'Ubisoft est bien organisé, comment les communications sont gérées, comment les différentes équipes coopèrent, etc.
Quel aspect de votre travail préférez-vous?
SY : La meilleure partie de mon travail est l'environnement de travail exceptionnel et les défis techniques que posent les jeux AAA. C'est impossible de trouver ça ailleurs. L'envergure des jeux AAA est considérable, et pour Ghost Recon Breakpoint, on cherche à créer un monde ouvert avec des fonctionnalités complexes quant à la mécanique et aux modes multijoueurs. C'est mon premier emploi dans l'industrie, et je ne pourrais pas imaginer un projet plus passionnant. J'apprends tous les jours.
Pour lire d'autres entrevues comme celle-ci, consultez les portraits précédents de la série Les femmes d'Ubisoft.