Il suffit de parler à suffisamment de développeurs de jeux vidéo (et croyez-moi, j'en ai interviewé un paquet) pour réaliser que beaucoup n'avaient jamais pensé à faire carrière dans la création de jeux. Mais ce n'est pas le cas de Nuha Alkadi, conceptrice narrative chez Ubisoft Toronto. Pour Nuha, le développement de jeux vidéo est devenu l'objectif ultime dès la première fois où, toute jeune, elle lança Guild Wars sur son ordinateur et comprit le potentiel narratif des jeux vidéo. Plus tard, dans un cours d'arts au secondaire, elle choisit la profession de concepteur de jeux vidéo comme sujet pour un projet de recherche et de présentation sur un métier artistique. Nous avons discuté de la façon dont elle a rejoint l'équipe d'Ubisoft Toronto, du pouvoir de la narration et de l'importance de la représentation.
Comment en êtes-vous venue à travailler dans le domaine des jeux vidéo?
Nuha Alkadi : J'ai étudié en arts au Sheridan College pendant un an pour déterminer ce que je voulais faire. Je voulais travailler dans le domaine des jeux vidéo, mais je ne savais pas comment y parvenir. Pendant mes études, mon université a ouvert un tout nouveau programme de baccalauréat en conception de jeux vidéo. J'ai immédiatement postulé et j'ai eu la chance d'être acceptée. Je faisais partie de la première cohorte, donc mes camarades de classe et moi nous sentions un peu comme des cobayes, mais j'ai appris presque tout ce que je sais maintenant grâce à ce programme. J'ai découvert tellement d'aspects différents du développement des jeux : la conception de jeux, la programmation, la conception de l'interface utilisateur, les graphismes, la modélisation... Il m'a été utile d'apprendre les différents rôles nécessaires au développement de jeux; travailler avec les concepteurs, les artistes et les programmeurs est plus facile quand on comprend leur travail. J'y ai découvert le côté empathique du développement des jeux vidéo.
En première année, nous avions des cours d'écriture et des cours de conception narrative, et c'est là que j'ai réalisé que la narration était l'aspect du développement que j'aimais vraiment et auquel je voulais me consacrer. Le seul problème était qu'elle n'était pas offerte comme spécialisation dans le cadre du programme, alors j'ai décidé de suivre des cours d'écriture en parallèle avec l'université. J'ai participé à plusieurs ateliers, comme des formations d'écriture pour la télévision, et j'ai même pris des cours d'écriture de sketchs humoristiques à The Second City. Je voulais juste écrire des trucs, pas forcément liés aux jeux. Les jeux n'ont pas nécessairement une structure narrative spécifique ou traditionnelle, donc je voulais en apprendre autant que possible sur d'autres médias également.
Comment êtes-vous arrivée chez Ubisoft?
NA : Après que j'aie obtenu mon diplôme, Ubisoft a lancé un programme appelé iPRENTICESHIP en partenariat avec l'organisme Interactive Ontario. Il s'agissait d'une expérience visant à aider les femmes à mettre un pied dans l'industrie du développement de jeux vidéo en invitant les participantes sélectionnées à passer une semaine au studio. Ubisoft Toronto m'a autorisée à entrer dans le studio, et nous avons eu des réunions avec toutes les équipes. J'ai pu rencontrer les équipes de narration, et c'était très instructif d'entendre leurs expériences en personne. J'ai pu poser toutes les questions que j'avais et j'en ai appris beaucoup sur le développement de titres AAA. Ensuite, j'ai gardé le contact avec certaines des personnes que j'ai rencontrées pendant cette semaine-là, et environ un an plus tard, elles m'ont contactée pour me proposer de rejoindre l'équipe.
Qu'est-ce qui vous a séduite dans l'écriture?
NA : J'ai toujours aimé les histoires. J'aime m'y plonger. On peut s'y reconnaître, et elles abordent souvent des thèmes et des questions qui peuvent changer pour toujours notre façon de voir les choses. J'aime les personnages : écrire des dialogues pour les personnages est l'une des choses que je préfère. J'ai lu beaucoup de scénarios de films et de séries télévisées au secondaire, et j'adore les récits, peu importe le média : cinéma, télévision, bandes dessinées, jeux, et j'en passe. Je pense que les histoires ont beaucoup de pouvoir, elles permettent de s'évader, et dans les jeux, on devient vraiment le personnage. Vous pouvez vous-même raconter l'histoire, parce que vous en faites partie.
Comment les jeux vidéo peuvent-ils raconter des histoires différemment du cinéma et de la télévision?
NA : C'est beaucoup plus immersif. Vous pouvez vous glisser dans la peau de quelqu'un que vous voulez incarner. Dans les récits non linéaires, vous pouvez décider qui vous voulez être : allez-vous faire un choix prudent? Ou préférez-vous voir ce qui se passe si vous flirtez avec le danger? Les jeux offrent également de la variété. Vous pouvez y rejouer et vivre différentes expériences de narration, découvrir différentes choses. Les petites actions peuvent avoir des effets d'entraînement considérables dans les jeux et vous amener à vous demander « et si...? »
On se concentre majoritairement sur les émotions, la motivation et la progression des joueurs lorsqu'on conçoit des histoires pour des jeux vidéo. Le cinéma, la télévision et le théâtre ont tendance à se concentrer sur des thèmes et à transmettre au spectateur une sorte de message sous-jacent. Les jeux le font aussi, mais dans les jeux, on essaie aussi de provoquer certaines émotions chez le joueur en tant que participant, plutôt qu'en tant qu'observateur. Je pense que c'est la plus grande différence, et c'est une différence puissante.
Quelle est la différence entre un scénariste et un concepteur narratif?
NA : Un scénariste écrit des dialogues, des personnages, des ébauches, des contextes; il travaille avec un certain ton et aborde des thèmes qu'on veut explorer dans l'histoire. Dans la conception narrative, on soutient les scénaristes en consolidant l'histoire et en s'assurant que tout est cohérent avec les outils dont on dispose. On essaie de raconter l'histoire du scénariste en adoptant le point de vue du joueur de la meilleure façon possible. On essaie toujours de tenir compte des thèmes qu'on veut aborder et des pensées du joueur, et on cherche à l'aider à progresser dans les niveaux. On se dit par exemple : « Peut-être qu'il faudrait mettre une ligne de dialogue ici, pour l'aider à comprendre cela. »
Il est difficile de définir la conception narrative, car c'est différent pour chaque projet et chaque studio. Certains concepteurs narratifs contribuent au scénario, mais le travail que je fais ici consiste principalement à concevoir les systèmes et les mécaniques qui peuvent aider à raconter nos histoires. Je mets en place des structures scénaristiques et des scènes pour les scénaristes, avec des tonnes de feuilles Excel que j'alimente pour aider à suivre et à équilibrer le tout. Je révise et réédite également notre contenu avec les scénaristes et les concepteurs de niveaux pour faire en sorte que le joueur comprenne ce qu'il doit faire et où il doit aller, et pour voir quels types de thèmes narratifs nous pouvons explorer. Je contribue également à l'aspect technique de l'implémentation en gérant nos scènes dans la base de données du moteur.
Quel aspect de votre travail préférez-vous?
NA : Je pense que ce sont les gens avec qui je travaille! Ils sont tous tellement bons dans ce qu'ils font, et nous collaborons tous très bien pour arriver à raconter la meilleure histoire possible. Le plus satisfaisant, c'est de voir le contenu sur lequel on a travaillé intégré dans le jeu. J'aime vraiment le moment où nous voyons le fruit de tout ce travail fonctionner dans le jeu et où nous pouvons juger si ça marche ou non, ou si des modifications sont nécessaires. Quand ça marche, c'est comme de la magie. Ça peut être assez long avant que la narration soit intégrée dans le jeu, en grande partie parce que la finalisation des dialogues et l'enregistrement des voix prennent du temps, alors c'est vraiment agréable et gratifiant d'enfin pouvoir entendre ce sur quoi on a travaillé si longtemps.
__Y a-t-il des développeurs de jeux vidéo qui vous ont servi de modèle? __
NA : Honnêtement, je n'ai pas vraiment eu de modèle. Je l'ai d'ailleurs remarqué quand j'étais à l'université. Beaucoup de mes camarades de classe admiraient certains développeurs ou voulaient être comme eux, mais je n'ai jamais vraiment su qui admirer, parce qu'il n'y avait pas beaucoup de femmes, et surtout pas beaucoup de femmes de couleur dans les rôles de premier plan. J'espère que je pourrai servir de modèle à quelqu'un d'autre dans l'avenir, ce serait chouette. C'est simplement quelque chose que je voulais faire, et je me suis dit que si j'aimais ça, ça ne devrait pas être trop difficile.
Vous avez mentionné n'avoir vu que peu de femmes de couleur dans cette industrie. Vous sentez-vous parfois marginalisée parce que vous êtes une femme de couleur?
NA : Je suis Syrienne et musulmane, et nous ne sommes vraiment pas nombreux dans l'industrie. Il semble y avoir beaucoup d'initiatives visant différents groupes minoritaires pour encourager la diversité dans le domaine des jeux vidéo, mais j'en ai rarement vu pour les Arabes ou les gens du Moyen-Orient. Nous sommes si peu nombreux que nous ne nous sommes jamais exprimés sur le sujet. Mais au fil des ans, j'ai rencontré d'autres développeurs musulmans sur Twitter et à la GDC, et nous passons du temps ensemble dès que nous le pouvons. Récemment, certains d'entre nous chez Ubisoft Toronto avons créé un groupe appelé « The SAME Pros », qui regroupe des professionnels du jeu vidéo originaires du Moyen-Orient et de l'Asie du Sud. Avec ce groupe, nous espérons enfin bâtir notre communauté internationale de développeurs pour renforcer le sentiment d'appartenance à l'industrie et encourager ceux qui aspirent à la rejoindre.
Je ne me suis jamais vraiment sentie marginalisée dans mon quotidien. J'ai rarement observé de préjugés, peut-être parce que je vis à Toronto, qui est une ville très multiculturelle. La plupart des Torontois ne vous demandent même pas d'où vous venez parce qu'ici, les gens viennent de partout (rires). J'ai l'impression que personne ne s'en soucie.
Mais je pense aussi que c'est en grande partie grâce à Dames Making Games, un organisme sans but lucratif torontois qui aide les femmes, les membres de la communauté LGBTQ+ et les personnes non binaires à créer des jeux. J'ai passé beaucoup de temps là-bas, entourée d'autres développeurs marginaux qui font preuve d'un soutien, d'une gentillesse et d'un accueil fantastiques envers chaque personne qu'ils rencontrent. Même si je passais la plupart de mon temps là-bas, par précaution, je me préparais aussi mentalement à toute discrimination que je pourrais devoir affronter en dehors de cet espace; j'ai donc fait de gros efforts et travaillé sur mon assurance pour que les gens regardent au-delà de mon identité culturelle. Selon mon expérience, les gens sont capables de passer par-dessus lorsqu'ils voient que vous travaillez sérieusement, et que vous cherchez à partager et à aider les autres au sein de la communauté et de l'industrie.
Ce genre de diversité est-elle utile en ce qui concerne la conception narrative?
NA : Oh oui, sans aucun doute. Il y a des personnes, même en dehors de l'équipe de narration, de différentes ethnies, genres et orientations sexuelles, à qui nous pouvons demander conseil, et ils sont toujours ravis de partager leur point de vue et de donner leur avis. Nos scénaristes sont très respectueux, donc lorsqu'ils doivent écrire pour un personnage d'une autre origine ou identité que la leur, ils font des recherches pour en savoir plus sur eux et s'assurer que le contenu qu'ils écrivent est présenté de manière respectueuse et réfléchie.
Vous êtes-vous déjà sentie profondément représentée dans un jeu?
NA : Rarement, mais quand je vois mon parcours ou mon identité représentés de manière positive, c'est incroyable. Il faut dire que le premier Assassin's Creed se déroule en partie à Damas, d'où vient ma famille. Je me rappelle qu'en jouant au jeu, j'allais chercher mes parents pour leur montrer des endroits que nous avions visités en vrai. Je me souviens m'être pété les bretelles en montrant ça à mes amis quand j'étais au secondaire. J'étais super passionnée et ça m'a rendue fière d'être Arabe à l'époque.
Pour ce qui est des personnages, il y a une musulmane dans Tacoma. Elle est médecin, super courageuse, et c'est l'un des personnages principaux de la station. On entre dans sa chambre, on apprend des choses sur elle, et sur une carte envoyée par ses parents, on peut lire « Ramadan Kareem » et quelque chose comme « Nous espérons que ton jeûne se passe bien dans l'espace ». On peut même trouver une sourate du Coran encadrée dans sa chambre. Je n'en revenais pas, ça aurait pu être ma chambre. Quand on trouve sa carte d'identité, on remarque qu'elle porte un hijab, et c'est l'une des personnes les plus respectées de l'équipage. C'était vraiment génial de voir un personnage musulman aussi respecté et reconnu dans la narration, par opposition aux stéréotypes habituels qu'on nous sert trop souvent.
Quels conseils donneriez-vous à quelqu'un qui souhaite devenir concepteur narratif?
NA : Créez des jeux. Même s'ils sont minuscules, surtout pour la narration. Créez des jeux avec Twine, les gens adorent ça. C'est la façon la plus simple de faire des jeux si vous avez peu d'expérience en programmation, voire aucune. Faites ce que vous aimez faire, et ayez confiance en vous. Quand j'ai commencé, j'ai créé BEAUCOUP de jeux minables, et c'était amusant. Avant de faire un bon jeu, il faut en faire beaucoup de mauvais, et être fier de ce que l'on a appris ou créé tout au long du processus. On tire beaucoup de leçons de ses expériences et de ses échecs, ce qui permet de créer quelque chose de meilleur par la suite.
Quels conseils donneriez-vous à quelqu'un pour l'aider à créer un meilleur jeu?
NA : Viser la simplicité, assurément. Travaillez à très petite échelle : de cette façon, vous évitez d'être dépassé et terminez en étant satisfait du produit final. Plus l'ampleur du projet est grande, plus il est difficile de maintenir la clarté et la cohérence de l'ensemble. La plupart du temps, les choses ne se passent pas comme prévu, donc si vous vous concentrez sur un seul mécanisme et que vous bâtissez votre histoire autour de celui-ci, l'expérience sera beaucoup plus fluide que si vous essayez d'intégrer toutes sortes de mécanismes et de thèmes différents. Plus le jeu est petit, plus il sera réussi.
Ici à Toronto, il y a un programme de mentorat pour les enfants appelé Youth Fusion, qui enseigne aux enfants comment créer des jeux vidéo. Nous sommes quelques employés d'Ubisoft Toronto à contribuer en tant que mentors invités : nous donnons notre avis, testons les prototypes et examinons les jeux terminés à la fin du programme. Ces jeunes sont en 4e ou 5e année et créent déjà des jeux, et nous essayons de les amener à se concentrer sur une seule mécanique, une petite idée, pour qu'ils terminent le programme avec quelque chose d'amusant auquel on peut jouer. C'est fou de voir à quel point ils sont en avance par rapport à nous au même âge.
Pour lire d'autres entrevues comme celle-ci, consultez les autres portraits de la série Les femmes d'Ubisoft.