Chez Ubisoft, peu de gens sont là depuis aussi longtemps ou ont endossé autant de rôles différents qu'Hélène Juguet. Originaire de France, elle œuvre chez Ubisoft depuis 21 ans, soit assez longtemps pour se souvenir du temps où l'entreprise publiait des jeux de la franchise Batman. Au fil des rôles et des années, elle a été responsable de la marque Tom Clancy, a lancé les jeux Splinter Cell et Ghost Recon originaux et a planifié la présentation d'Ubisoft à l'E3. Elle occupe maintenant le poste de directrice générale du studio parisien d'Ubisoft Film et Télévision.
À quoi ressemblaient vos débuts chez Ubisoft?
Helene Juguet : C'était très différent du contexte actuel. À l'époque, je travaillais sur les jeux Batman. Nous publiions beaucoup de jeux sous licence, mais l'entreprise était encore très petite. Je me souviens du moment où Yves [Guillemot] a lancé que notre objectif était de devenir le cinquième éditeur en importance d'ici 2005, et qu'on s'est tous dit « Tu rêves ». C'est quand même drôle d'y repenser aujourd'hui. J'avais un horaire de dingue à l'époque : nos homologues aux États-Unis commençaient leur journée à 18 h heure de Paris, alors je faisais de même. C'était assez stressant, et un jour, mon homologue américaine a démissionné. Je me suis donc dit que je devrais aller occuper son poste là-bas. Ça faisait environ deux ans que j'étais chez Ubisoft, et j'ai décidé d'être mutée au bureau de San Francisco en 2000.
Quand avez-vous intégré le studio Film et Télévision de Paris?
HJ : Je suis revenue à Paris quand on m'a offert un autre poste en tant que directrice du groupe international de stratégie de marque, soit la responsable de tous les gestionnaires de marque au sein des équipes de développement. Je gérais une équipe répartie dans tous nos studios à travers le monde. En plus de cela, j'étais chargée du contenu destiné à l'E3 aux côtés de l'équipe des communications, alors on émettait des recommandations concernant ce qui devrait être présenté, comment le présenter, et comment aider l'équipe de développeurs à créer les meilleurs éléments possibles pour l'exposition. Le groupe international de stratégie de marque fut finalement dissous, et chaque studio prit la responsabilité de sa propre marque.
J'ai ensuite intégré l'équipe éditoriale, sous la direction de Serge [Hascoet, le directeur général de création], pour aider à définir notre stratégie mondiale de contenu. Pendant cette période, j'ai créé l'académie des marques, un programme de formation qui visait à enseigner à tous les chefs de marque à travers le monde, mais également aux directeurs de création et aux producteurs, ce que bâtir une marque voulait dire. Après trois ans à ce poste, je suis passée à la division parisienne d'Ubisoft Film et Télévision en 2014. J'étais initialement chargée du développement commercial, mais je n'ai pas tardé à prendre les rênes de l'ensemble du studio de Paris. Notre studio se concentre sur la production de contenus d'animation pour les enfants et les adultes, de contenus non scénarisés et de formats courts. Nos homologues de Los Angeles ont une plus grande expérience avec les productions en direct.
Vous avez occupé beaucoup de rôles.
HJ : Oui, ça garde le travail amusant et intéressant, autrement je ne serais pas restée pendant 21 ans [rires].
Quel est le rôle d'un directeur général?
HJ : Je dirais qu'il y a trois aspects principaux qui correspondent à différentes phases de ce que nous faisons au studio parisien d'Ubisoft Film et Télévision. Ça commence par le développement d'un projet, qui implique de concevoir un projet qui soit pertinent par rapport au marché : découvrir ce que les acheteurs recherchent, puis décider laquelle de nos licences conviendrait au genre choisi et du message stratégique que nous souhaitons livrer à propos de cette licence ou comme entreprise. À cette étape, je collabore avec notre directeur du développement, qui met en place les premiers éléments d'un projet. Ensuite vient tout le côté commercial, parce qu'il faut vendre nos projets à des acteurs qui contribueront à leur financement. Il faut les présenter à des entités comme Netflix, YouTube ou Nickelodeon.
À l'heure actuelle, Ubisoft ne publie pas elle-même ses productions cinématographiques et télévisuelles. Nous avons besoin de partenaires pour cela. Une fois le financement obtenu, nous pouvons lancer la troisième phase, soit la production. Une part importante de mon travail consiste à négocier les contrats et les modalités. Mais l'élément crucial reste la gestion et l'organisation. Ça se résume à assembler la meilleure équipe possible en la structurant de manière optimale pour que le projet atteigne son plein potentiel et à lui communiquer notre vision, c'est-à-dire où nous souhaitons amener le studio de production afin que le contenu produit par les studios Ubisoft ait une signature qui soit reconnaissable par tous.
Comment conjuguez-vous tous les différents aspects de ce rôle?
HJ : C'est un processus double, qui s'opère à la fois vers le haut et vers le bas de la chaîne hiérarchique. Je ne viens pas du monde du cinéma et de la télévision; mon expérience est en marketing et en gestion d'entreprise. Je ne prétends jamais être une experte quand ce n'est pas le cas, alors ce que je fais, c'est d'embaucher des gens qui sont plus versés que moi dans certains domaines, et je les écoute pour comprendre leur point de vue. Pour mieux saisir la nature du travail et du marché, je consulte des gens de l'industrie et au sein d'Ubisoft. J'ai une excellente équipe où tant le côté développement que le côté production sont représentés. Nous discutons habituellement de ce qui a du sens dans l'environnement actuel, puis élaborons une vision basée sur nos conclusions et sur ce que mes supérieurs nous demandent d'accomplir.
Ubisoft est principalement une entreprise de jeux vidéo. La diversification vers le cinéma et la télévision a-t-elle entraîné des difficultés?
HJ : Ça prend du temps. Je dirais qu'il m'a fallu environ deux ans pour être à l'aise avec la direction que prenait le studio de Paris et faire en sorte qu'elle soit en accord avec les objectifs globaux d'Ubisoft. Lorsque nous soumettons des projets et obtenons des contrats, nous réalisons ce que nous sommes préparés à assumer ou non. Par exemple, chaque fois que nous décrochons un nouveau contrat, nous découvrons l'approche de l'autre partie en matière d'affaires. Celle-ci n'est pas toujours alignée sur la nôtre, alors nous finissons par refuser certaines offres que d'autres sociétés de production accepteraient probablement, parce que notre objectif n'est pas de produire tout et n'importe quoi juste pour engranger de l'argent. Chaque projet doit s'inscrire dans le plan global d'Ubisoft quant à son univers et ses marques, ainsi que dans notre style narratif. Nous devons garder le contrôle de nos histoires et de nos marques.
En quoi la production d'un jeu diffère-t-elle de celle d'un programme télévisé ou d'un film?
HJ : La différence, c'est que quand il s'agit d'un jeu, l'équipe est ici. Le chef de la création est ici. On ne signe de contrat avec personne en externe. Lorsqu'on produit du contenu audiovisuel, on assemble une équipe de professionnels d'ailleurs. Un jeu est le résultat du travail collectif des gens d'Ubisoft. Il faut tout de même assembler une équipe, mais elle est composée de gens du monde entier qui partagent la même vision. Au cinéma et à la télévision, on a une idée, puis il faut trouver quelqu'un pour écrire le scénario, quelqu'un d'autre pour créer le storyboard, puis quelqu'un pour diffuser le produit. Ce sont deux processus de développement très différents. Nous travaillons actuellement à reproduire le processus interne avec la création de notre « incubateur », car je crois que c'est très enrichissant pour toutes les parties concernées. Lorsque tous les développeurs travaillent côte à côte, ils s'inspirent les uns les autres, et nous croyons que ça stimule davantage la créativité et accélère la mise en place du processus par rapport à un système où toutes les tâches sont effectuées indépendamment.
À quoi ressemblait Ubisoft en 1998?
HJ : L'entreprise était tellement petite à ses débuts. Quand je suis arrivée, on travaillait sur Rayman 2. Le studio de Montréal venait d'ouvrir ses portes, et c'est là qu'étaient créés les titres Playmobil, sur lesquels on m'a engagée en tant que directrice internationale de la marque. À ce moment-là, nous n'étions probablement même pas parmi les 20 plus grands éditeurs. Je crois que c'est en 1999 qu'Yves a dit « Je veux que nous soyons devenus le cinquième éditeur en importance en 2005 », et qu'on s'est tous dit « Tu rêves ». Mais c'était une période palpitante, et son souhait s'est réalisé. Ça nous apparaissait si loin à l'époque et ça semblait complètement utopique, mais on a réussi. Deux ans plus tard, je suis partie au bureau de San Francisco. Le partenariat avec Clancy n'avait même pas encore commencé, et quand Ubisoft a acquis Red Storm, on m'a mise à la tête de la marque Tom Clancy.
Mon plus grand mérite, c'est que je me sens personnellement responsable du succès de Splinter Cell; pas du jeu en soi, évidemment, mais de l'énorme tabac qu'il a fait sur le marché américain. Splinter Cell et Ghost Recon, ce sont MES bébés, et je ne laisserai personne s'approprier leur succès [rires]. J'ai fait pression pour que Splinter Cell fasse partie de la franchise Tom Clancy.
Quand je travaillais aux États-Unis, on œuvrait au lancement d'un jeu Batman en collaboration avec Warner Bros. C'était très excitant, parce que c'était une grosse franchise, et nous étions vraiment fiers d'avoir vendu 150 000 copies. Ensuite, l'équipe de Montréal a livré Splinter Cell, et en le voyant, nous nous sommes dit « Wow, c'est trop cool ». Le jeu avait un énorme potentiel, il avait quelque chose de tellement cool, et comme la première Xbox venait de sortir, j'ai pensé qu'il y avait un truc super à faire avec ça. Je me souviens de ma rencontre avec Laurent [Detoc, le président de la région des Amériques], on regardait les chiffres en se disant « Tu sais, je pense qu'on pourrait en vendre encore plus que Batman. On pourrait peut-être atteindre les 180 000 copies ». Ça semblait si ambitieux à l'époque, et on en a finalement vendu dix fois plus. C'est vraiment à ce moment-là qu'on est passés à la vitesse supérieure.
Grâce à la Xbox, Splinter Cell a fait un carton à l'E3. Je me souviens de cette conversation avec le représentant d'Xbox chargé de la présentation des titres d'éditeurs tiers à l'E3; les gens de Microsoft ont failli ne pas mentionner le jeu dans la conférence de presse pour l'événement. Ils le trouvaient trop sombre, mais je l'ai appelé tous les jours pour lui dire qu'il faisait une erreur et que le jeu était impressionnant et vraiment spécial. Les développeurs ont alors quelque peu modifié l'éclairage pour l'améliorer, puis Microsoft a décidé de sélectionner le jeu et de le présenter lors de sa conférence, c'est grâce à cela qu'il a connu un tel succès. Mais c'était d'abord et avant tout un jeu formidable. Rien de tout cela n'aurait pu arriver si ce n'était pas le cas.
Ensuite il y a eu Ghost Recon et la collaboration avec Red Storm Entertainment. Vous aviez cette Française qui se rend en Caroline du Nord, ignorant tout des armes à feu et des tactiques de l'armée américaine, mais travaillant sur le titre le plus américain qu'on aurait jamais pu lancer. J'ai même suivi un entraînement auprès des forces spéciales, vous y croyez? [rires].
Un bon nombre des cadres supérieurs d'Ubisoft sont des femmes. Est-ce une chose rare dans l'industrie? Est-ce quelque chose d'inhérent à la culture de l'entreprise?
HJ : Je crois en effet que c'est rare dans notre industrie, mais ça fait également partie de la culture d'entreprise chez Ubisoft. C'est grâce à Yves, qui donne le ton en récompensant les employés pour leur travail acharné et leurs réussites, quel que soit leur sexe. Je crois que ça influence énormément la manière dont Ubisoft fait des affaires.
Quels conseils donneriez-vous à quelqu'un qui veut intégrer l'industrie du jeu vidéo?
HJ : Pouvoir montrer que vous avez une perspective ou une vision autour de laquelle les gens peuvent s'unir est plus important que de connaître l'aspect technique de la création de jeux. Une grande partie du rôle de tout directeur ou gestionnaire est de rassembler les gens pour atteindre un but commun. Si vous arrivez à exprimer de la passion, pas même nécessairement pour les jeux vidéo, vous pourrez apporter quelque chose à l'équipe. Je n'ai jamais fait semblant d'être une joueuse avide ni une réalisatrice de films, et je n'ai jamais eu à le faire. Personne n'attendait ça de moi. Mais j'aime quand même beaucoup les jeux et le cinéma, et je comprends la passion des gens à leur égard.
Vous avez mentionné qu'Yves avait déclaré vouloir compter parmi les cinq plus gros éditeurs dans le domaine des jeux vidéo. Quel est votre objectif ambitieux pour Ubisoft Film et Télévision?
HJ : Ubisoft a le potentiel d'être une des principales figures de proue du monde du divertissement, parce que les jeux vidéo deviendront la prochaine plateforme d'envergure qui attirera un grand nombre de gens. Bientôt, tout le monde sera un joueur; l'industrie du divertissement ne l'a peut-être pas encore réalisé, mais tout pointe dans cette direction.
Pour lire d'autres entrevues comme celle-ci, consultez les portraits précédents de la série Les femmes d'Ubisoft..